CHAPITRE IV

Dans mes rêves, j'étais un rapace. Je sentais le vent s'engouffrer sous mes ailes, me portant de plus en plus haut. Mais je voulais descendre. J'orientai mes ailes vers le sol et plongeai.

Je dépassai les murs du jardin du château ; j'aperçus alors les deux fillettes.

Elles étaient très jeunes, apparemment du même âge. J'entendis des voix de soprano s'élever vers moi, portées par la brise.

Mais quelque chose clochait. Les deux fillettes se regardaient d'un air sauvage, tiraillant l'objet qui se trouvait entre elles.

Je m'approchai. C'était une poupée de chiffon, rien de plus. Mais il y en avait une seule, et deux enfants. Cela ne présageait rien de bon.

Je ne vis pas leurs visages, seulement la couleur de leurs cheveux et de leur peau. Elles étaient antithétiques : une brune à la peau couleur de bronze, l'autre blonde au teint crémeux.

— Elle est à moi, elle est à moi ! cria la brune.

— Non, elle est à moi ! répliqua la blonde.

Ce qui devait arriver arriva : les coutures de la poupée cédèrent ; les haricots secs qui l'emplissaient se déversèrent sur l'herbe.

Mon ombre glissa sur elles. Elles me virent enfin.

Elles jetèrent les morceaux déchiquetés de la poupée et tournèrent la tête vers le ciel.

Aucune des deux n’avait de visage.

Un poids m'écrasa. J'essayai de m'asseoir. En vain. J'ouvris la bouche pour crier. Puis je sentis l'odeur forte et chaude d'un puma.

C'était Tasha. Elle ronronnait. Son museau frais effleura mon nez, puis elle se mit à me lécher.

— Ian ! criai-je sans oser bouger. Tasha ! Ça suffit !

Elle continua un instant, et sauta du lit. Je m'assis aussitôt.

— Ian ! Que se passe-t-il ?

— Il fallait que tu te réveilles, dit mon frère depuis le pied du lit. Bien sûr, je ne suis pas vraiment un valet de corps, mais je devrais faire l'affaire pour t'aider à te préparer à ton mariage.

Le réveil brutal, après ce rêve hideux, m'avait laissé un mal de tête tenace. Je me massai le front pour tenter de chasser la douleur.

— Que fais-tu là ? grognai-je. Je croyais que tu voulais rester à la Citadelle.

— Et rater ton mariage ? Jamais ! Notre jehan m'a fait prévenir par Taj la nuit dernière.

— Ce n'est qu'un mariage par procuration. J'ai le temps de manger et de m'habiller avant la cérémonie.

— Tu mangeras après le mariage, dit-il. Le jeûne améliorera peut-être ton humeur.

— Me faire réveiller par Tasha, c'était ton idée ?

— Elle t'aime bien, répondit mon frère, considérant que c'était une explication suffisante.

Je le regardai, et vis ce que je ne serais jamais.

Dieux, donnez-moi un lir et le droit de porter l'or cheysuli à mes bras et à mon oreille !

— Elle m'aime bien..., répétai-je. ( Une idée soudaine me vint. ) Demande-lui. Demande à Tasha pourquoi je n'ai pas de lir.

Je ne lui avais jamais posé la question, respectant le lien privé qui existe entre l'homme et le lir. Mais quelque chose me poussait à le faire maintenant.

Ian se raidit.

— Je le lui ai déjà demandé, dit-il d'une voix sans timbre. Plusieurs fois. Pensais-tu que je n'essaierais pas ?

— Qu'a-t-elle répondu ?

Tendu en l'attente de la réponse de Tasha, j'ignorai le ton peiné de Ian. Je l'avais blessé, je le savais, mais je ne pensais qu'à ma propre douleur.

Ian détourna le regard. Je l'observai. Un muscle joua sur sa joue imberbe. Oui, imberbe. Les Cheysulis n'ont pas de barbe, alors que je dois me raser tous les matins, sous peine de ressembler davantage à Karyon.

— J'ai demandé, répéta-t-il. Mais je n'ai pas de réponse.

— Elle est un lir ! Les lirs connaissent toutes les réponses ! Demande-lui de nouveau.

— Non.

J'ouvris la bouche pour protester, mais la refermai aussitôt. Il était inutile d'insister. Je connaissais mon frère...

— Niall, dit-il, je te jure que si j'en avais le pouvoir, je te débarrasserais de ce fardeau.

— Je sais, fis-je sans le regarder. Je ne te blâmais pas.

— Ne te blâme pas toi-même, ajouta-t-il sans sourire. Crois-tu que je sois aveugle ? Je sais quelles nuits tu ne peux pas dormir, et quand tu ne peux pas manger. Je sais quand tu bois trop ; quand tu cherches les faveurs d'une femme pour oublier. Je suis ton rujholli et ton homme lige. Je ne suis pas toujours avec toi, mais je sais. A mes yeux, cela ne te diminue pas.

Oui. A ses yeux. Pour les autres guerriers du clan, j'étais seulement un Homanan.

— Que te voulait Ceinn ?

Il ne s'attendait pas à cette question.

— Ceinn ? C'est... un imbécile.

— Cela avait quelque chose à voir avec moi.

— Non, plutôt avec moi. Laisse tomber, rujho. Rien de positif n'en sortirait.

— Et si je refuse d'abandonner ?

— Depuis quand as-tu réussi à me faire parler quand j'ai décidé de me taire ?

C'était vrai. Je désignai un des coffres à vêtements.

— Que vais-je porter pour cette cérémonie ?

— Cela dépend ; quel homme veux-tu être ?

— Quel homme... ?

— Cheysuli, ou Homanan ?

Je m'étais attendu à ce que la cérémonie ait lieu dans la salle d'apparat, mais le Mujhar avait choisi la salle secondaire, plus petite et pourtant impressionnante à sa manière. Les murs de pierre rose avaient été peints en blanc. Les fenêtres ornées de vitraux représentaient des scènes de l'histoire d'Homana. Le sol était de pierre brute, sans peinture. Le soleil filtré par les vitraux emplissait la salle d'une lueur nacrée.

— C'est un mariage par procuration, dit mon père en se levant du fauteuil qu'il occupait sur l'estrade basse, à l'autre bout de la salle. Mais il est aussi contraignant qu'un mariage homanan.

— Contraignant ! fit une voix coléreuse.

C'était Aislinn, debout près d'une fenêtre.

— Ce qui nous contraint en ce moment est une bêtise ! Niall serait mieux avisé d'en épouser une autre !

— Aislinn, dit mon père, nous avons déjà discuté de cela. Gisella est sa cousine, ta harana par ton mariage avec moi. Si tu la critiques, cela retombe sur nous !

— Ce n'est pas elle, répondit Aislinn. C'est son père. Oublies-tu que le frère d'Alaric a tué le mien ?

— Je ne risque pas de l'oublier. Tu me le rappelles assez souvent.

Ils restèrent face à face, aussi inflexibles l'un que l'autre. Je jetai un coup d'oeil à Ian, me demandant ce que la fierté de ma mère concernant son héritage faisait à celui qui n'était pas son fils.

Je soupirai. Mon mal de tête menaçait de recommencer.

— Bien. La cérémonie a-t-elle lieu, ou dois-je retourner à mes appartements ?

— Elle a lieu, dit Aislinn, en regardant toujours Donal.

Il n'y avait pas trace de triomphe dans l'expression de mon père.

— J'approuve ton choix de vêtements cheysulis, dit-il. Cela te va bien.

Je haussai les épaules.

— J'aimerais seulement que mes bras ne soient pas aussi nus.

— Je sais, Niall. Je comprends mieux que tu le penses...

J'avais choisi, mais sans avoir l'impression de faire ce qu'il fallait. Je n'avais pas gagné les vêtements de cuir d'un guerrier.

— Tu es aussi homanan, dit ma mère. Pense au sang qui coule dans tes veines.

— Celui de Karyon ? Oui, j'y pense, ma dame. Comme vous me le demandez souvent.

Elle se tourna vers Ian.

— C'était ton idée ?

— Non, ma dame. Je lui ai simplement offert le choix.

Elle ferma les yeux un instant.

— Je sais. Je te connais bien, Ian. C'est moi...

Elle s'interrompit, car un serviteur en livrée ouvrit la porte pour laisser entrer les Atviens.

Un homme et une femme. L'homme était grand et fort élégant. Je sentis en lui une puissance contenue, comme celle d'un faucon surveillant sa proie. Il escortait la femme, sa main tendue effleurant la sienne.

Regardant la femme, je regrettai que le mariage soit uniquement par procuration. J'allais l'épouser à la place de Gisella, pour sceller l'accord entre Homana et Atvia, mais je ne coucherais pas avec elle. Cela, c'était réservé à ma véritable épouse.

Quel dommage...

Elle me faisait penser à une harpe dont les harmonies enchantent les hommes qui l'écoutent. Le souvenir d'Electra de Solinde, la mère de ma mère, me vint à l'esprit. Les légendes disaient qu'elle avait le pouvoir d'ensorceler les hommes d'un seul regard de ses yeux langoureux.

Pourtant, la femme ne lui ressemblait pas. Ses yeux et ses cheveux étaient noirs, alors que ma grand-mère avait été une blonde pâle aux yeux gris.

L'ourlet de ses jupes bruissa sur le sol de pierre. Souriant légèrement, la tête baissée avec humilité, elle irradiait pourtant la fierté et la force. Elle était belle, mais il y avait plus : elle savait que sa beauté lui conférait du pouvoir dans le monde des rois et des princes.

— Par les dieux, murmurai-je à Ian, y aurait-il moyen que j'épouse la mariée par procuration au lieu de la vraie ?

— Gisella serait plutôt déconfite, railla mon frère.

— Sans parler de l'alliance... Ah, tant pis, soupirai-je mélodramatiquement. Le tahlmorra réclame bien des sacrifices...

— Moi, en revanche, répondit Ian, je ne suis pas tenu par ces considérations...

J'allais répliquer, mais l'envoyé atvien parla.

— Je suis Varien, ambassadeur de la cour atvienne. Mon seigneur Mujhar, reine Aislinn, prince Niall, je vous présente la dame Lillith, envoyée par Alaric, seigneur des Iles Idriennes.

Shea d'Erinn ne serait pas d'accord avec ça. Lui et Alaric se battaient pour ce titre, je le savais ; ce n'était pas le problème d'Homana.

Lillith. Un nom étrange, mais pas déplaisant.

Soudain, Ian émit un petit bruit étranglé. Au même moment, Tasha gronda. La main de mon frère se porta sur son couteau ; mon père descendit de l'estrade et se campa devant la femme.

— Vous osez venir dans ma cité, dans mon palais ?

— Mon seigneur Alaric m'envoie, dit-elle en homanan, d'une voix basse et rauque.

— Sait-il ce que vous êtes ?

Elle esquissa un sourire.

— Mon seigneur Alaric sait tout sur moi.

— Qu'est-elle donc ? interrompit ma mère.

— Ihlinie, dit Ian.

— Cela veut-il dire qu'Alaric envoie une ennemie pour nous montrer ce qu'il pense du mariage ?

— Pas du tout, intervint Varien. Il a dépêché auprès de vous une dame qu'il tient en très haute estime.

— Je suis ihlinie, répondit Lillith. Je ne le nie pas. Mais le contentieux entre votre race et la mienne n'a rien à voir ici. Soyez assurés qu'Alaric désire cette union.

— L'union a été conclue entre Homana et Atvia. Nul n'a jamais mentionné les Ihlinis. En vous envoyant, il m'a donné l'occasion de rompre ces fiançailles, s'en rend-il compte ?

— Alaric n'avait pas l'intention de vous insulter. Les Cheysulis sont-ils si hostiles qu'ils ne peuvent mettre leurs griefs de côté pour le bien de leur royaume ?

— Demandez-nous pourquoi nous sommes hostiles ! cria Donal. Ma race est passée à deux doigts de l'extinction, à cause des Ihlinis !

Une ou deux fois dans ma vie, j'avais vu mon père aussi furieux. Ce spectacle me mettait mal à l'aise.

Varien fit mine de parler. Lillith lui posa une main sur le poignet pour le faire taire. Puis elle fit un pas vers mon père.

J'entendis le bruit d'un couteau sortant de son fourreau. C'était Ian. Il ne quittait pas l'Ihlinie des yeux. Je compris qu'il ne la laisserait pas vivre si elle tentait de tuer notre père.

— Mon seigneur Mujhar, dit-elle d'une voix doucereuse, je ne vois pas d'Ihlinis dans votre palais. Nous avons perdu la bataille pour le trône du Lion.

Donal d'Homana éclata de rire.

— Oui, vous avez perdu. Mais ne croyez pas que nous sommes assez bêtes pour vous faire confiance, alors que vous adorez le dieu des ténèbres.

— Pensez-vous que je serve Asar-Suti, mon seigneur Mujhar?

— Ma dame, je pense que vous n'hésiteriez pas à coucher avec lui !

Lillith émit un rire de gorge.

— Oh, non, mon seigneur... Je ne couche qu'avec Alaric.

La piste du loup blanc
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